Regarde le ciel, n’est-ce pas un spectacle déroutant ? Toute ces couleurs qui s’entremêlent et s’embrassent dans une merveilleuse et muette mélodie... Oh Blue…

C’est ainsi que le monde avait débuté, une grande inspiration, et c’est ainsi qu’il finirait : un magnifique crépuscule. Blue avait, suivant les époques, imaginé diverses fins du monde. Une grande guerre mondiale meurtrière, un désastre astronomique, ou une grande explosion radioactive… Même si, encore maintenant, tout était toujours d’actualité.

Cette plage était symbolique, c’était, la plupart du temps, le premier endroit que foulait les nouveaux arrivés sur l’île, ceux qui débarquaient à peine. C’était un endroit magique, surtout lorsque les rayons du soleil couchant venaient éclairer les grains dorés du sable encore chaud. Blue adorait cet endroit, c’était un lieu plein de promesses, plein d’avenir, un endroit sauvage mais rassurant, un cocon de calme et de sérénité.  D’ici, on ne voyait rien de l’île, mais ça n’importait pas à Blue, elle, elle avait les yeux plongés dans l’océan, elle espérait qu’il ramènerait ce qu’elle avait perdu, ce qu’elle avait créé, ou peut-être détruit. Et ainsi, son cœur battait au rythme des vagues qu’elle entendait s’écraser contre les rochers, pourtant l’océan était calme aujourd’hui. Peut-être que lui aussi attendait. Le monde entier était en suspens, attendant la suite, la fin, ou le début.

Elle savait qu’elle avait rendez-vous. Avec le destin, bien sûr, mais avec une vieille amie aussi, qu’elle n’avait pas daigné revoir depuis quelques années, au moins. Même si le retour de Blue aux yeux des autres était bien récent. Très récent, peut-être aussi trop récent. Ils s’attendaient à ce qu’elle ne revienne jamais, et personne n’avait non plus cherché à renouer avec elle. Elle était déçue de ceux qu’elle avait ardemment tenté de protéger et, ils le savaient. Mais  tout le monde n’entrait pas dans cette catégorie. Elle sentait la brise légère et iodée glisser contre la peau nue de ses bras, caresser la surface de son être, et frapper son âme comme une tempête. Elle avait l’impression de sentir la pluie, cette pluie qui avait nettoyé les seuls preuves qui prouvaient son crime, mais le ciel était dégagé, il était parfait. Elle était hantée par son acte. Mais comment expliquer cela à une amie ? D’ailleurs, elle savait déjà sans doute ce qu’elle avait fait, elle n’en doutait pas une seconde.

Te rappelles-tu de l’époque où le monde était un trésor que tous se battaient pour le protéger coûte que coûte ?

Oui, elle se souvenait. Elle se souvenait avoir bataillé pour la foi. Pas en les autres Dieux, mais la foi en l’humanité, n’était-ce pas terriblement ironique ? Les divinités qui devaient croire dur comme fer que les hommes changeraient la donne… Plus elle y réfléchissait et plus elle voyait de parallèle entre ces deux univers. Autant chez les hommes que chez les divinités, on trouvait des perles de bonté et de foi, de soutien, d’intelligence, de courage, mais ce qui en émanait le plus, l’odeur qui était la plus forte était celle de la colère, de l’orgueil et de la trahison. Partout elle avait l’impression de ne voir que cela. Combien, dans les deux univers entremêlés, restait-il d’âmes « pures », qui n’avaient bataillé que pour la liberté, la justice et l’amour ? C’est ainsi que Blue percevait le monde. Comme un bijou plein de poussière, de sang, de boue, rejeté, et que personne ne cherchait à rendre aussi beau qu’il ne l’était à l’origine. Elle ne critiquait personne en particulier, ils étaient tous responsables de cette situation et elle était bien loin d’échapper à la règle, elle le savait. Mais quelque part, elle avait sans doute un peu peur du bonheur, du bonheur, seule. Elle l’avait connu, il y avait longtemps maintenant, mais il s’était envolé, et plus jamais elle n’avait pu revoir ses magnifiques prunelles.

Bref, revenons au présent, à la réalité, à la plage, le sable tiède et humide, à Blue qui, les pieds dans l’eau, profitait de la fin de cette journée printanière. Elle regardait le soleil disparaitre doucement à l’horizon et songeait à la journée de demain. Serait-elle semblable à aujourd’hui ? Ou déciderait-elle enfin d’agir plutôt que de se casser. Il était probable que l’invitée qu’elle avait conviée ce soir la mette sur le bon chemin. Elle savait qu’elle ne serait jugée que justement.


Elle sentait la présence familière qui réveillait son instinct. Son aura s’était mise en marche, elle le savait. Et même si la créature à deux pas derrière elle était bien plus jeune qu’elle, elle la considérait comme son égal, comme elle le faisait avec tous. Personne n’avait à être au-dessus ou en dessous d’elle. Ils existaient tous, ils avaient donc tous le droit au respect le plus pur. Elle se racla la gorge et reprit, plus bas encore.

… Et c’était ainsi que tout finirait, une magnifique explosion, un coup de grâce splendide, de la même façon dont ça avait commencé…

Blue jeta un regard en coin à la jeune Oracle à ses côtés, puis elle lâcha un léger soupir. Epuisement et lassitude, qui s’entremêlaient entre ses lèvres pour former un tout assez sombre. Elle releva les yeux vers l’étendue infinie de l’océan et finit par sourire faiblement, la brise se rafraîchit, et Blue sentit un frisson courir le long de son échine, elle baissa la tête sur le côté.


Elle savait qu’en disant cela, elle mentait, parce que c’était seulement à moitié un accident, mais c’était difficile d’accepter ce qu’elle avait fait, et l’air coupable sur son visage était bien assez visible, mais elle se reprit assez rapidement pour se redresser et reprendre l’attitude qu’elle arborait, il y avait déjà longtemps maintenant, celle d’une femme qui savait ce qu’elle faisait et qui le faisait bien. A croire qu’entre-temps elle était devenue sénile.


Son sourire fut plus sincère aussi, la brise et le remous de l’eau tiède lui faisaient du bien, cet endroit était magique. Leur monde entier l’était. Une magie parfois belle, parfois horrible. Une magie forte et faible. Elle acquiesça doucement aux pensées qui se formaient dans sa tête à la suite des paroles de sa comparse pour finalement lâcher, avec une fois déjà un peu plus sérieuse.


Voilà comment elle voyait les choses, tous, formaient un ensemble et ils marchaient à pas hésitant sur un fil peu solide. Elle ne savait pas encore si l’équilibre céderait, si ce serait la corde, ou s’ils parviendraient à arriver à bon port, et cela faisait partie des choses qui l’inquiétaient quelque peu. Difficile pour elle de savoir si elle s’en voulait d’avantage pour Zeus ou pour ce qu’elle avait décidé de faire subir à tous les autres en les poussant sur la corde.

La route serait longue pour arriver de l’autre côté, mais, avec un peu de chance et un peu d’aide, ils pouvaient y arriver, rétablir la paix entre tous les êtres et s’assurer de la paix au sein de l’humanité. Choses pour lesquelles elle se battait depuis le début. Malgré tout, elle n’oubliait pas que sous la corde, le précipice était sombre, sans fond et qu’un simple coup de vent pourrait sceller leur destin commun… Alors non, elle n’était pas très positive, pas très optimiste, mais elle s’efforçait de faire un effort. Car si elle ne voyait pas le bon côté à tout ça, qui le ferait ? Cela déjà bien longtemps qu’elle était toute seule à veiller sur eux alors il fallait qu’elle assume et qu’elle prenne sur elle pour bien faire ce pour quoi elle avait signé, il y avait déjà des millénaires.

Alors, elle relança un regard plus appuyé à Sehen, son amie Sehen et hocha une nouvelle fois la tête. Elle ne savait pas comment exprimer clairement son idée sans effrayer la jeune femme, mais elle devait le faire, alors elle se lança.


Elle expira profondément, reposant ses yeux sur le ciel où les nuages servaient de grandes toiles aux taches colorées de la lumière, elle resta silencieuse de longues minutes, à peser le pour et le contre dans sa tête. A faire la liste de tous ceux qui pourrait faire l’affaire, hélas, à la sortie de la liste, il était bien complexe de trouver quelqu’un qui serait assez solide pour faire suite à Zeus, le grand Zeus, quelqu’un qui avait les épaules, qui avait la carrure et les bonnes intentions. Oui, c’était difficile à trouver. Et un des critères était que cette personne soit d’accord, et franchement, la proposition n’était pas très alléchante, au contraire. Être le chef signifiait être envié, menacé, malmené, trahi et personne ne souhaitait cela. Alors, Blue réfléchissait à qui accepterait volontairement d’endosser cette malédiction.

L’ordre ou l’anarchie, qu’est-ce que ça change à tes yeux jolie Blue ? N’es-tu pas fatiguée d’être constamment déçue de ce qu’ils appellent « pouvoir » ?

La grande déesse porta quelques instants son regard sur le sable qui glissait entre ses orteils. Elle se souvint d’un sablier qu’elle avait vu, il y avait déjà des centaines d’années, un sablier dont le cours était inversé, et qui permettait, disait-on, de remonter dans le temps. Mais celui-ci avait disparu de ses yeux aussi rapidement qu’il était apparu, et le retrouver pour nettoyer ses erreurs était définitivement hors de portée. Hélas. Ou heureusement. L’acte avait été si spontané qu’on ne pouvait qu’à demi l’imputer à sa personne. Après tout, elle n’y avait pas réfléchit, elle ne voulait qu’avoir une discussion avec lui, le recadrer, et il se trouvait qu’il avait glissé dans les néants aquatiques. Que pouvait-elle y faire ? Son deuil avançait doucement, une nouvelle étape passée, elle passait à la prochaine, franchissait les marches de l’amertume avait une aisance inquiétante…


L’une comme l’autre le savait, la tâche serait ardue. Trouver quelqu’un qui corresponde aux critères imposés. Et sincèrement, ça ne paraissait pas être une tache vraiment simple. Après tout, combien avaient-ils eut de chefs depuis le début de tout ? Tout avait été chaotique jusqu’à ce que Zeus se démarque des autres, les grandes guerres avaient alors cessées – du moins entre divinités – pour de simples querelles, bien aussi négatives que les guerres, mais moins violentes. Chaos n’avait pas été un vrai chef, il était trop lâche pour cela, non ? C’était le point de vue de Blue, celui d’une presque-ex un peu insatisfaite et insatiable d’un amour imparfait. Oui, rien que ça.


Cette fois un sourire sincèrement amusé éclaira le visage de la femme qui se laissa tomber les fesses dans le sable chaud et humide, relevant les yeux pour observer sa camarade. Elle s’éclaircit la gorge puis glissa ses doigts hésitants dans quelques vaguelettes, dessinant des formes éphémères à la surface de l’onde oscillante.


Elle hocha doucement la tête, appuyant sa propre erreur, pour une fois qu’elle n’était pas blessante avant d’inviter Sehen à la rejoindre, à se mettre à sa hauteur. Elle inspira profondément avant de soupirer une énième fois, fatiguée par la situation, lasse du chaos encore muet.


Les rayons du soleil l’éblouirent quelques secondes avant de se cacher à nouveau derrière un nuage orangé, elle pencha la tête sur le côté, observant les prémices d’un violet magnifiques se détacher du rose. Le ciel était splendide et jamais, au grand jamais, Blue ne se serait lassée du splendide spectacle que lui offrait quotidiennement la vie.


Blue avait peur. Elle était complétement terrorisée par le fait qu’il était possible que les dernières personnes présentes à qui elle tenait lui tournent le dos, définitivement, en sachant ce qu’elle avait commis. Alors, peut-être que d’une certaine façon, elle s’assurait que ce ne soit pas le cas de Sehen. Est-ce que c’était malhonnête ? Elle ne le savait pas vraiment, mais dans tous les cas sa façon d’agir l’effrayait un peu. Après tout, elle commençait à jouer à un jeu vraiment dangereux. Elle avait peur de sombrer, dans la lâcheté, la colère ou la peur à l’excès, elle avait peur de s’enfermer et refuser tout en bloc. Elle voulait agir, réparer son erreur, et elle jugeait que cela faisait d’elle encore une bonne mère…

Ô Blue, mais tu n’es plus leur mère depuis le premier abandon, il y a longtemps déjà…

C’est ainsi que le semblant de sourire qui s’était logé sur ses lèvres se fit chasser une fois de plus lorsqu’elle baissa légèrement les yeux avant de soupirer faiblement. Elle n’en avait pas après Sehen, au contraire, c’était adorable de sa part de se demander comment ça pouvait bien se passer dans sa tête, seulement voilà, la réponse était – à ses yeux – évidente : ça se passait mal. Elle avait une peur bleue de virer dingue ou juste violente, comme des dizaines d’immortels avant elle, cependant, elle essayait de ne rien en montrer, de se contenter de la tristesse, même si ce n’était pas la chose la plus facile à vivre au quotidien.

Malgré tout, une chose dépassait tout ce qui paraissait négatif aux yeux de la jolie Blue, une chose lui donnait envie de continuer à se battre, même si elle ne savait pas encore trop contre quoi. Et cette chose, c’était aussi la raison à tout. Oui, elle avait laissé les ténèbres s’infiltrer dans son cœur et, rien que pour cela, elle devait se racheter, à tout prix. Même si ce prix était trop élevé.


C’était si difficile à extirper du fond de son être que ça fit trembler sa main, mais, en vérité, une fois qu’elle l’eut dit, elle se rendit compte que c’était vrai. Oui, elle allait bien. Elle n’était pas à l’agonie, pas au bord des larmes, pas au fond du trou, et c’était plus effrayant qu’autre chose. Nouveau faible soupir.


Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute et, justement, l’ombre qui se profilait au-dessus de l’île était bien trop vaste pour être battue sur plusieurs fronts différents. Blue baissa les yeux, observant un crabe s’extirper difficilement du sable humide pour s’approcher et la fixer, elle aurait juré que s’il avait eu des sourcils, il l’aurait fixée avec scepticisme. Mais alors l’idée lui vint, vive et spontanée.


Après tout, l’idée n’était pas stupide, et elle avait déjà de nombreuses fois fonctionnée pour les humains, les immortels n’étaient pas bien différents, si on omettait qu’il avait plus de temps pour réfléchir mais que la plupart du temps il ne le faisait pas. Alors oui, c’était sans doute l’idée la plus simple, en théorie, mais trouver le sujet de cette idée ne paraissait pas plus simple qu’autre chose. Et un énième soupir s’échappa des lèvres de Blue.


Finalement, elle garda l’idée dans un coin de sa tête et approcha ses doigts du crabe qui l’observa pour le coup avec un peu de retenu avant d’essayer de se défendre d’une éventuelle attaque, pour finalement venir se loger dans la paume de sa main. Blue avait cette compréhension de la nature qui aurait pu échapper au commun mortels – ou des immortels – mais qui ne tenait qu’à beaucoup d’écoute et d’attention, rien de plus. Il n’y avait sans doute pas d’être plus attentif qu’elle. Finalement après quelques nouvelles secondes de silence presque parfait, elle posa le crabe sur la pierre et releva les yeux vers Sehen.


Elle avait l’air amusée, même si la situation ne s’y prêtait absolument pas. Pourtant, elle avait gardé quelque chose qu’un être cher lui avait enseigné il y avait déjà très longtemps, quelque chose qu’elle chérissait et ne montrait qu’à ceux qui le méritait vraiment, elle avait gardé son âme d’enfant…

Tu te souviens, des sauts dans les flaques sous la pluie battante, de l’admiration qu’on avait des étoiles, des forêts, des lacs et des montagnes ?

D’une certaine façon, la peur que semblait éprouver soudainement Sehen amusait Blue. C’était horrible à dire, évidemment, mais elle réalisa rapidement qu’elle s’était trompée sur sa façon de parler, et s’en voulu légèrement. Lorsque Sehen eut terminé d’évoquer toutes ces craintes Blue baissa légèrement les yeux, observant sa comparse passer ses mains dans le sable avec nervosité. Elle ne pensait pas l’avoir autant effrayée. Malgré tout elle reprit :


Elle ne savait pas trop ce qu’elle voulait, mais elle pouvait déjà lister dans sa tête tout ce qui ne fonctionnerait pas, et sincèrement elle trouvait ça effrayant. Beaucoup trop de gens étaient purement égoïstes ici. Et elle avait peur de tenter un coup dans le vide, de ne faire que brasser du vent, raison pour laquelle il fallait quelque chose qui les choquerait, quelque chose qui les remuerait et qui les ferait se remettre un tant soit peu en question. Ça c’était bon à prendre. En réalité : tout était bon à prendre.


Blue admirait l’inquiétude que la jeune créature semblait porter aux humains. Elle se considérait encore comme humaine, et c’était normal, pour la simple et bonne raison qu’ils étaient tous humains. Rien ne les faisait réellement différer du reste de la population. Ils se considéraient comme des divinités car les capacités qu’ils avaient développées à l’époque de leur naissance avaient été facilement comprises comme une forme de supériorité. Mais aux yeux de Blue, ce n’était pas le cas. Leurs pouvoirs signifiaient des responsabilités, ou de la lâcheté, tout dépendait des cas… Malgré tout, elle, elle se sentait responsable des divinités et des humains ou du moins de leur protection, ce qui faisait beaucoup de gens à sauver, il fallait le reconnaître…


Ainsi va la vie. Les humains aident, soutiennent et divinisent les divinités jusqu’à ce que ces dernières ne leur tournent le dos. Blue ne savait pas vraiment si tout s’était terminé d’abord par un désintérêt des mortels ou par l’intérêt des immortels pour l’île et la sécurité qu’elle offrait. C’était un peu comme l’œuf ou la poule. L’un ne marchait pas sans l’autre. Et personne n’avait de réponse immédiate. Alors elle releva les yeux vers Sehen avec un regard désolé. Un regard qui pourtant avait une pointe d’assurance. Elle savait que la jeune femme était inquiète pour le monde, et lui assurait d’un simple coup d’œil que tout se passerait bien. Comme une maman attentionnée. En quelques sortes.

C’était sûrement le paysage magnifique, mais cela donnait envie à Blue de tout faire pour leur cause, de se donner corps et âme. Pour tout protéger. Après tout, ils s’étaient perdus durant de si longues années dans la haine et le regret, pourquoi ne pas essayer simplement de donner une chance à l’amour et au bonheur, à la paix ? Ils pouvaient le faire. Ils pouvaient tous le faire. Cela faisait simplement déjà trop longtemps qu’ils avaient perdus… L’espoir.


Elle avait murmuré ces quelques mots, d’avantage pour elle-même que pour Sehen, elle s’en rendait tout juste compte, simplement parce qu’elle aussi avait perdu la force de continuer, la force de croire à la possibilité d’une accalmie, il y avait cela très longtemps. Mais soudainement, elle se sentait envahie de cette force incompréhensible, presque électrique, qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec Zeus. En tout cas elle l’espérait. Réagissant à la question, un peu en retard, de Sehen, elle secoua légèrement la tête. Y avait-il quelqu’un qu’on ne soupçonnait pas, quelqu’un en qui au moins une des deux pouvait avoir une entière confiance, quelqu’un qui voudrait prendre un risque pour les autres, pour l’humanité ? Quelqu’un qui soit aussi assez fort pour pouvoir les effrayer ? Sincèrement, plus Blue passait en revue tous les habitants de l’île, plus la liste s’amenuisait. Alors elle murmura, avec un ton un peu vague, un ton un peu perdu :


Oh, elle entendait déjà le « non » catégorique et les remarques moqueuses de Dylan dans sa tête à cette simple pensée. Elle ne l’aurait pas pensé comme cela, mais sa voix en écho dans sa tête l’agaçait encore plus que l’originale. Alors elle soupira profondément puis elle se redressa pour se relever et faire face à l’Océan, pour serrer les poings. Elle était en colère, folle de rage de ne trouver personne qui puisse accomplir un tel acte, pour l’humanité et plus encore, mais il fallait se rendre à l’évidence, pour que le travail soit bien fait, il fallait toujours le faire soi-même.


Après tout, elle correspondait à toutes les exigences pour le poste, non ? Elle était puissante, le meurtre de Zeus pouvait facilement redorer son charisme qu’elle avait perdu autrefois, elle était en lien avec les forces les plus puissantes, elle pouvait compter sur Sehen, et surtout, elle savait qu’elle ne céderait pas aux ténèbres. Plus maintenant, plus jamais. Elle n’avait plus qu’à devenir une bonne actrice, porter un masque de psychopathe en quête de pouvoir et voilà, ça irait comme sur des roulettes. Maintenant, vous vous demandez pourquoi elle n’y avait pas pensé avant, hein ? Eh bien elle n’avait pas cessé d’y penser, mais elle était revenue uniquement dans le but de redorer son image et enfin de regagner la confiance de tous les autres, alors ce plan-là, il allait à l’encontre de tout ce qu’elle voulait, pour elle. Mais elle ne voulait pas être égoïste, elle voulait faire ce qui était le mieux. Elle n’était pas sûre d’en avoir le courage, dans avoir les épaules, de résister si ils se mettaient à tous l’attaquer, mais tant pis. Parfois une grande cause mérite des sacrifices, c’était peut-être bien fataliste comme façon de penser, mais c’était bien ainsi que ça venait dans son esprit à présent.

C’était l’évidence, là, au milieu du paysage, pas un avion, pas un nuage, non mais juste l’évidence qui éclatait aux yeux de Blue. Elle devrait le faire, elle le savait, au fond de son cœur, c’était devenu simplement évident. En tout cas, à penser, à accepter, ce n’était pas encore cela. Elle avait un peu de mal à simplement penser pouvoir passer pour la méchante de l’histoire, mais finalement, c’était ce qu’elle était, non ? Sérieusement, elle avait provoqué tout cette agitation, il était logique qu’elle s’en charge. Elle n’avait pas le droit de déléguer le sale boulot à quelqu’un qui ne le mériterait pas. Néanmoins, afin de rassurer la petite Sehen, elle eut un vague sourire, ne lui jetant même pas un regard.


Seulement, elle savait parfaitement qu’elles ne trouveraient personne. Simplement, il faudrait expliquer la situation à quelqu’un en qui elles avaient toute confiance, et du côté de Blue, la liste n’était pas vraiment longue. Elle ne pouvait pas se permettre de tenter un coup aussi dangereux. Non seulement elle se mettrait en danger, mais Sehen aussi. Après tout, ils finiraient forcément tous par apprendre qu’elle savait et qu’elle n’a jamais fait quoique ce soit pour arrêter Blue, non ? Ils se retourneraient contre elle aussi. Une chance pour elle que Blue échappait à ses prédictions. Une chance pour Blue aussi, elle pourrait la protéger tout en agissant, un peu plus dans l’ombre.

Elle pouvait éventuellement agir, et faire croire à Sehen que quelqu’un s’était enfin décidé à faire le méchant sans qu’elles aient besoin de faire quoi que ce soit. Même si ça paraissait improbable que la jeune femme la croit et qu’elle n’avait sérieusement pas envie de lui mentir, mais si c’était la seule solution pour la tenir à l’écart de tout ce bordel, elle en était capable. Sehen était une des rares qu’elle considérait comme son ami, peut-être même sa meilleure amie. Sans doute.

Aujourd’hui, Blue avait la désagréable sensation que tout dépendait d’elle, que le monde était là, sur ses épaules, qu’on venait de lui donner la garde de l’équilibre des forces, et qu’elle tremblait vraiment trop pour pouvoir le maintenir droit. Alors elle avait un peu de mal à voir comment les choses allaient évoluer, à vrai dire, elle n’était pas sûre de vouloir savoir comment les choses allaient évoluer. Si sa curiosité n’avait pas de limite, sa peur maladive de l’avenir n’en avait pas non plus. Forcément, comme deux forces égales, elles se battaient sans arrêt.

Ainsi, l’équilibre mental de la déesse était sérieusement à revoir en ce moment. Son envie de faire le bien se laissait doucement détrôner par le besoin étrange de faire le mal pour y parvenir. Elle qui s’était toujours efforcée d’apprendre à chacun qu’il faut toujours dire la vérité car le mensonge n’apporte que des problèmes plus grands. C’était une belle hypocrite. Mais elle n’en avait qu’à moitié conscience. Non, elle n’avait pas conscience qu’elle avait déjà repoussé Chaos en lui disant qu’il fallait qu’il prenne ses responsabilités alors qu’il était sa responsabilité et qu’elle n’était simplement pas capable d’accepter cela. Non Chaos n’était pas son âme sœur, c’était son complice, son collègue. Elle n’avait pas le droit de s’en enticher, mais quand le bien tombe toujours dans les bras du mal, en l’occurrence, l’ordre tombe toujours dans les bras de l’anarchie… Elle avait tant tenté de mettre de l’ordre dans sa tête, dans son cœur, mais les choses avaient toujours été pires. On ne peut pas tenir en cage un si magnifique oiseau, sans doute…

Il y avait ces choses, toutes ces choses dont Blue ne voulait pas parler, définitivement pas. Et il fallait croire que, doucement, l’idée qui s’installait dans sa tête avait viré du côté tabou de son esprit. Celui qu’elle préférait taire. Alors Blue jeta un nouveau regard à Sehen, faisant un pas en arrière. Elle le ferait, elle le ferait, il fallait qu’elle le fasse, il fallait que ce soit elle, envers le monde, elle contre l’univers, comme ça aurait toujours dû l’être. L’univers et Blue, une vraie histoire d’amour et de haine, n’en doutez pas. Est-ce que… Est-ce que Sehen était en train de lui assurer un logis ? Rien que pour elle, pour elles ? Blue fronça les sourcils, étrangement, elle qui était tant habituée à la solitude, ça lui semblait loin, si loin, d’habiter près des autres. De les supporter, de les voir vivre, de les voir totalement décalés des vrais problèmes de leur propre univers… Est-ce que c’était réellement une bonne idée ? Cependant, lorsqu’on lui proposait quelque chose d’aussi gentil, elle avait un peu de mal à refuser, d’autant plus qu’elle n’avait ni envie de rester dans sa montagne, ni de froisser Sehen.


Typiquement le genre de phrase qui sous-entend un « mais » pas très loin, hein ? Mais non, il n’y eut pas de mais. Elle se contenta de sourire, un peu dans le vague, touchée. Non, Blue n’était pas seule, et c’était justement ce qui la perturbait, ce qui l’inquiétait. Agir seule dans l’obscurité aurait été si simple, si… Mais en prenant des risques, elle en faisait prendre à tous ceux qui avaient décidé de la soutenir, bien que la liste ne soit pas bien longue, elle contenait sans doute ceux qui étaient les êtres les plus chers à ses yeux, ceux auxquels elle tenait plus que tout.


Blue était perturbée par la situation, ça se lisait dans ses yeux, et elle était préparée à passer la nuit dans la forêt, à errer sous une de ses formes animale, songeuse, à écouter les bruits du monde et chercher conseil auprès de l’univers, c’était toujours comme ça que cela avait fonctionné. Mais l’univers ne répondait jamais, alors elle ne faisait rien. Mais aujourd’hui c’était différent. Elle n’attendait pas un conseil, elle attendait un avertissement, ou peut-être même une menace, une réaction. Elle n’avait plus peur d’agir. Bien sûr, l’idée d’échouer, ou de se tromper la terrifiait, mais elle savait qu’elle n’avait plus le choix, et… Avez-vous déjà poussé à bout un animal effrayé ?


Des promesses, des promesses. Voilà quelque chose de particulièrement inhabituel chez Blue, en effet, cette dernière ne promettait jamais ce qu’elle ne pensait pas pouvoir réaliser, question de dignité ou juste d’honneur. Mais aujourd’hui, tout semblait changer, comme si l’univers, le destin s’étaient alliés pour pousser leur monde au tournant de quelque chose d’immense, quelque chose qui les dépassait, totalement. Alors elle fit un nouveau pas vers l’arrière, la gratifia d’un léger salut. Elle devait partir avant de craquer, de douter, elle voulait montrer le meilleur et garder le reste pour elle. Voilà. Alors elle prit les traits félins qu’elle aimait tant revêtir avant de s’échapper rapidement sur le sable encore chaud pour regagner la forêt, sans plus de politesses.