« Où vas-tu, les yeux noirs ? Tu t'en vas, vers nulle-part... »
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Hermaphrodite s'était toujours trouvé beau. Il avait toujours aimé contempler son reflet, sans pour autant y apporter une grande importance. Hermaphrodite était cet adolescent, qui, au milieux des autres, bourrés de complexes, levait la tête. Oui, il levait son faciès bien dessiné, par la grâce de ses deux parents. Hermès, et Aphrodite. Sa beauté n'était donc pas due au hasard, loin de là. Pourtant, au plus profond de lui, un mal-être naissait. Le rongeant doucement. Il n'aurait sut mettre de noms, ou encore d'explication à cette étrange sensation qui lui piquait le bas ventre. Alors il tâcha de l'ignorer, alors même qu'elle ne faisait qu'accroître à chaque instant.
Et c'est alors que ce qui devait être une malédiction, tomba sur lui. Cette malédiction, qui fut plutôt libératrice. Une naïade, fâchée de voir son amour éconduit par Hermaphrodite, supplia Poséidon de la lier avec lui, pour toujours. Prenant ses propos un peu trop au sérieux, et liant physiquement le jeune couple impossible. Physiquement... Oui, car Hermaphrodite se fit soudain doté d'attributs féminins, venant compléter ses masculins, toujours présents. C'est là qu'il réalisa que c'était cela, qui lui avait toujours manqué. Cette partie féminine. A vrai dire, cette sotte de naïade disparut complètement, ne restant même pas dans l'esprit du jeune fils d'Hermès. Il l'ignora, l'enfouit. S'ouvrant soudain beaucoup plus, Hermaphrodite se surprit à apprécier la vie d'une manière nouvelle. L'ambiguïté devint sa meilleure amie. Être bisexué devint son meilleur atout de séduction. Jouant les deux sexes, tantôt l'un, tantôt l'autre... Hermaphrodite joua, beaucoup. Beaucoup trop.
Volage et séductrice, elle devint une tentation pour de nombreux hommes et femmes. Amant, maîtresse, jouet, prostitué... Il se moquait bien des expressions qu'on lui attribuait, tant qu'il pouvait se loger dans les bras chaque soir de quelqu'un, différent ou non. Bien qu'affirmant défendre sa liberté, elle était bien dépendante. Dépendante de cette affection qu'on lui portait.
Pourtant, ce fut cette affection qui lui causa du tord. Beaucoup de tord. Car à force de trop jouer, on peut se briser les ailes. Regardez ce pauvre Icare, qui, désireux de sentir la chaleur de soleil de plus près, se brûla les ailes et paya de sa vie son désir proéminent. Le cas d'Hermaphrodite était bien différent, cependant. Car si l'infidélité ne lui causait aucun problème, elle en causait d'avantage à ces femmes et époux souillés, trompés par leur moitié, qui s'étaient laissés séduire par les yeux noirs de l'hermaphrodite.
Il ne fallut pas longtemps avant qu'une profonde haine ne s'installe dans le cœur de tous ces êtres trahis. Une haine tournée vers l'accusée directe de toutes les douleurs qu'ils avaient dut subir : Hermaphrodite. Ce pauvre enfant qui ne désirait que l'amour, la tendresse. Cette jeune naïve, aux grands yeux noirs, et au cœur tout aussi gros malgré les médisances. Un cœur brisé. Incompris. La confiance qu'Hermaphrodite avait toujours abordé se fendilla, doucement. Puis, vola aux éclats. Il avait l'impression de toucher le fond. De n'être plus rien. Il se trouva même hideux. Il en vint à détester ce corps qui était le sien.
Une décision fut prise. Hermaphrodite devait s'en aller. Sous les insultes et insistance de son entourage, il s'exila. Le temps de se faire oublier, de repenser à tout cela. Il s'enferma. Dans le haut d'une tour, sans portes. Simplement une fenêtre. Pour éviter toutes les tentations. On lui promit de venir la chercher, dans dix ans. Pour l'éternel au faciès qui ne changeait pas, cela était peu. Mais assez, pour changer.
« Ferme les yeux, le temps s'en va, et si tu veux, reste avec moi. »
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Tous les matins de ces longues années, Hermaphrodite venait se poser à l'unique fenêtre de sa tour, s'y appuyant et regardant l’horizon d'un air las. Elle laissait s'échapper d'entre ses lèvres quelques fredonnements incertains. Elle avait ce besoin d'entendre sa propre voix. De se dire qu'elle était encore là. Encore vivante, un peu. Elle avait cette peur de s'éteindre, et regrettait déjà sa situation. Non pas qu'elle ait vraiment eut le choix. Ses cheveux, laissés à l'abandon, retombaient le long de sa fenêtre. Ils ne faisaient que pousser, encore et encore, et elle n'avait pas le cœur d'y faire quoi que ce soit. Ils lui tenaient compagnie, en quelques sortes.
Ainsi se passaient les jours, au milieu de la forêt dans laquelle il était venu se perdre. Alors que ce séjour même était censé lui faire du bien, Hermaphrodite perdait peu à peu tout espoir, et envie de vivre. Parfois, il contemplait le sol, avec envie. Il lui suffirait de s'appuyer sur le rebord de cette fenêtre, sur la pointe des pieds, et de se laisser tomber. La mort semblait si douce, si tentante. Comme une réponse à tous ses maux.
Pourtant, un matin, quelque chose changea dans le décor si triste de la forêt. Une silhouette, humaine, vint apparaître entre les arbres. Un corps qui semblait perdu, absorbé dans la verdure. Hermaphrodite sursauta presque. Les yeux grands ouverts, elle observa cet être inconnu qui se rapprochait. Son cœur se mit à battre fort. Très fort. Il y avait là trop longtemps qu'elle n'avait vu personne ! Un mélange de panique et de joie se glissa dans son corps, qui sembla reprendre vie. Ses joues pâles se teintèrent d'un rose délicat, propre aux jeunes filles en fleur qui se laissent séduire.
L'étranger émergea finalement de la forêt. C'était un homme. Un jeune homme. Malgré les mètres qui les séparaient, elle ne pouvait s'empêcher de contempler son physique remarquable. Peut-être était-ce juste le fait de n'avoir vu personne pendant trop longtemps, mais Hermaphrodite trouvait qu'il était le plus bel homme sur lequel elle eut posé les yeux.
Et lui aussi, la regardait. Du bas de cette maudite tour, il l'observait. Les yeux emplis de surprise et de curiosité.
« Qui es-tu ?, lui lança-t-il, d'une voix amusée. »
Elle ouvrit la bouche, prête à répondre, mais s'arrêta. Elle ne pouvait pas dire qui elle était. Hermaphrodite était un nom souillé. Hermaphrodite, était le patronyme d'une traînée, d'une briseuse de couple multi-récidiviste.
« Kayden, cria-t-elle en réponse, sans même réfléchir, lançant le premier prénom qui vint se glisser dans son esprit.
- Quel étrange nom, Kayden. Que fais-tu ici ? Me laisserais-tu monter ?
- Il n'y a pas de porte, tu ne peux pas monter. »
Elle était triste, de devoir répondre cela. Elle aurait tellement aimer le laisser monter ! Elle aurait aimer, pouvoir l'admirer de plus près. Mais elle était enfermée.
« Quel dommage, Kayden. Tu me sembles si belle. N'as-tu donc pas un peu de corde, pour que je grimpe par cette fenêtre orpheline ? »
Elle allait lui répondre que non, elle n'en avait pas. Mais elle s'écarta de la fenêtre, pour réfléchir un instant. Et elle passa sa main dans ses cheveux... Ses cheveux si longs, et forts. Alors, son visage s'éclaira d'un immense sourire, et elle souleva ses cheveux nattés, pour les glisser par la fenêtre. Par chance, ils arrivaient juste au ras du sol, à la portée du jeune homme. Ce dernier caressa du bout des doigts la chevelure claire qui s'offrait à lui en guise de corde.
« Ne vais-je pas te faire mal ?
- Non. Mes cheveux sont forts. Le temps et l'ennui les a solidifiés, si bien qu'à présent, à tout ils peuvent résister. Ce n'est pas ton poids qui risque de me les abîmer, rassure toi. »
Il hocha la tête, hésitant. Puis finalement, s'accrocha à la grande tresse. Au bout de quelques minutes, il fut là, à la fenêtre. Un sourire immense collé aux lèvres. Kayden ne s'y était pas trompé ! Il était un très bel homme !
Ils passèrent ensembles le reste de la journée. Installés sur le lit confortable de Kayden, à discuter comme si ils se connaissaient depuis déjà longtemps. Il s'appelait Nicholas. Il parla beaucoup de lui, et Hermaphrodite l'écoutait avec avidité. Parfois, il cessait de raconter sa vie, pour la complimenter, et elle, elle rougissait. Il la prenait pour une fille, évidemment. Ne se doutant pas que derrière cette figure féminine, les deux sexes se cachaient.
Nicholas revint tous les jours. Il ne ratait jamais une occasion de se glisser dans la tour de Kayden, qui l'y accueillait avec plaisir. Chaque fois qu'il le voyait, il sentait son cœur s'emplir d'une chaleur inédite. Oui, Kayden était en train de tomber amoureux de cet être pleins de vie qui tenait à passer avec elle de nombreux moments. Un jour, il lui demanda pourquoi elle ne viendrait pas avec lui au village où il habitait. Paniquée, elle lui répondit qu'elle ne pouvait pas quitter la tour. L'idée de se retrouver au milieu d'inconnu lui faisait peur. Elle n'exprima cependant pas cette pensée, affirmant simplement qu'elle était touchée par une malédiction qui l'interdisait de quitter cette pièce unique.
Bien que curieux, Nicholas n'en demanda jamais plus, et ne lui proposa plus de sortir.
Cependant, les mois passèrent, et Kayden était si heureuse de voir tous les jours cet être dont elle s'était éprise, qu'elle en oublia que ses dix années touchaient bientôt à leur fin. Elle avait cessé de compter les jours, et elle paya cette erreur alors qu'un jour, bien avant Nicholas, on vint la rechercher, lui annonçant que son enfermement était terminé. On ne lui laissa pas le choix, et avec le cœur brisé, elle tâcha de faire traîner son départ, pour espérer croiser une dernière fois l'être aimé.
Et il arriva, le nez en l'air. S'attendant à la voir au bord de sa fenêtre, comme chaque jour. Mais non. Cette fois-ci, elle était là. En bas. Ses yeux noirs tristes et emplis de larmes.
« Je dois partir. »
Nicholas s'approcha d'elle en silence, saisissant une de ses mains. Il l'attira à lui, et pressa ses lèvres contre les siennes. C'était doux, et si inhabituel pour le jeune bisexué.
« Emmène moi avec toi, alors., lâcha Nicholas dans un soupir, à la fin de leur court baiser. »
Kayden sentit son cœur se briser. Il ne pouvait pas l'emmener. Il ne pouvait rien vivre avec Nicholas, bien que son cœur le veuille. Il ne savait rien du lourd secret que portait l'hermaphrodite. Il soupira, lâchant la main du jeune homme.
« Je ne peux pas. »
Ce fut sa seule phrase. Et il tourna le dos, sans attendre de réponse. Il n'y en avait aucune de réponse valable. Rien n'aurait put arranger cette situation. Kayden soupira, et s'en alla, le cœur brisé, pour de bon. Se faisant la promesse de ne plus jamais céder. Donner son corps faisait moins mal que de donner son cœur. Elle ferma les yeux, en se répétant en boucle cette phrase, pour se convaincre de ne pas se retourner, et se jeter dans ses bras. Si il savait... Si il savait tout son passé, toute sa nature, il ne l'aurait pas regardé avec de tels yeux d'admiration et d'amour, il n'aurait pas fait tout cela. Kayden avait l'intime conviction qu'il aurait été dégoûté par elle. Et cela lui faisait mal. Trop mal.
« Je t'attends sur le banc comme on attend la mort en espérant la vie. »
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Kayden garda ce prénom. Laissant Hermaphrodite derrière elle. Pendant un temps, il resta sage. Se laissant oublier. Pourtant, il ne tarda pas à revenir cet être volage et joueur qu'il était avant. Il lui était impossible d'enfouir au fond de lui ce désir de découvrir, redécouvrir, jouer, prendre du plaisir.
Il avait pansé son petit cœur d'enfant brisé. Rafistolé, maladroitement. Après tout, il était mauvais de rester dans un tel état de dépression. Il repensait de temps en temps à Nicholas, se demandant un millier de fois si il avait pris la bonne décision. Se demandant à chaque fois comment les choses se seraient-elles passées si il lui avait dit la vérité. Peut-être l'aurait-il accepté, après tout, si il l'aimait d'un amour sincère. Mais si il l'aurait refusé, rejeté, cela lui aurait fait encore plus de mal. Alors il se raisonnait, à chaque fois, et chassait de ses esprits l'image de ce passé encore trop brûlant malgré le temps.
Et puis, il a encore trop de choses à découvrir pour s'arrêter sur un cœur brisé.